Transformation + addition transcendante

Position

Comment aborder simultanément et de manière éclairée la rénovation du bâti, la question du patrimoine, l’extension, l’addition au contexte, l’inscription dans le site, la continuité des techniques constructives…

Les stratégies d’intervention sur les bâtiments existants sont quasiment codifiées :

– La restauration à l’identique et la réversibilité,

– L’ intégration dans une attitude révérencieuse…

      … ou à l’inverse la transgression par le totem,

– L’existant devenant socle,

– Le dédoublement ou le mimétisme,

– L’existant comme infrastructure d’un projet neuf,

– La ruine comme fondation…

etc.

La plupart des stratégies citées ci-dessus relèvent de la mise à distance, comme si on craignait le rejet de la greffe.

La transformation et l’addition ne doivent faire qu’un et nous militons pour une approche transcendante : travailler sur une page déjà écrite c’est s’approprier – on dira même habiter – le projet existant. 

L’architecture permet ce qui n’est pas possible en peinture ou en musique : poursuivre l’oeuvre. Nombre d’églises et palais aujourd’hui figés dans l’idéal patrimonial sont le résultat d’écritures successives, en palimpseste ou de manière itérative.

La transformation interroge le déjà là : elle dévoile et révèle – et en cela nos propositions ont une manière singulière d’opérer : ni réécriture, ni mise à distance, mais fusion des corps et de l’âme du bâti.

Mais elle ne peut émerger qu’à la suite d’un exigeant travail d’appropriation et de compréhension du site et du projet existant.

C’est ainsi que nos projets récents ayant un cadre existant (rénovation et/ou extension)  procèdent d’une écriture qui tisse des relations complexes avec le bâti et le contexte.

Il en résulte une cohérence savante et toujours surprenante. 

Matière seconde

Penser le réemploi à l’échelle du bâti et de la ville.

La rénovation énergétique c’est 30 millions de logement à requalifier … et il n’y a pas que le logement !

Pour atteindre les objectifs annoncés en 2050 c’est donc pas moins de 1 millions de logements par an qu’il faudrait rénover.

Avec 30.000 logements rénovés environ actuellement on est loin du compte … 

Mais notre sujet n’est pas celui de l’effort ou de la quantité mais du faire : 

Le projet de rénovation / transformation présente une exigence intellectuelle et une complexité qui dépasse souvent celle des projets neufs.  C’est aussi un terrain d’explorations architecturales en phase avec la question environnementale actuelle : plutôt que de « bétonner », pensons le réemploi à l’échelle du bâti !

La ville européenne est dense, il y a peu de foncier disponible et il faut se faire une raison : l’avenir n’est pas de casser pour construire – mais bien de construire la ville sur la ville – voire même de construire la ville avec la ville.

Citons Paul Valery dans « Eupalinos ou l’architecte » :

« Dis-moi (puisque tu es si sensible aux effets de l’architecture), n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? »

Trop souvent la rénovation du bâti existant – quand elle n’est pas qu’une simple remise en état – met en scène une structure mise à nue, une construction réinitialisée dont on n’aurait gardé – au mieux – qu’une matérialité nostalgique ou patrimoniale, dans ou autour de laquelle, viendrait se développer une figure contemporaine, devenant le nouveau cœur du projet, comme si le premier devenait le faire valoir muet du second, et ce faisant occultait ce dont il procède.

C’est oublier comme dit Paul Valery que les édifices parlent, et parfois chantent.

C’est oublier que la matière qui les constitue est faite aussi de pensée – même pour ceux muets.

A la différence des résidus plastiques ou métalliques, des gravats et des produits ordinaires issus de la déconstruction – la matière bâtie contient de la pensée autant que de la mémoire – expression d’une intelligence.

Il s’agit de la pensée conçue par les architectes, celle apportée par les entrepreneurs, mais aussi celle accumulée par les habitants.

Le déjà-là n’est pas une matière première élémentaire, arrière plan possible de démonstrations d’architecture – ni un site qu’on terrasse en faisant table rase.

C’est avant tout une agrégation de savoirs, organisés en volume d’une manière intelligible – une somme qui vaut plus que ses parties.

La matière-pensée des « édifices » se matérialise dans l’organisation des espaces, l’articulation des formes, les rapports des vides et des pleins, les relations visuelles ou les séquences d’usages, etc. C’est une pensée sans langage.

Qu’elle procède d’une pensée savante ou sauvage – pour reprendre le titre de l’œuvre éponyme de Claude Levi Strauss – la matière bâtie contient un supplément à la somme de ces molécules.

Aujourd’hui la démarche de réemploi et d’économie circulaire sur les projets focalise son attention sur les composants (portes, faux plafonds, luminaires, menuiseries, etc.). 

Quand elle s’intéresse à la matière du bâti c’est sous forme concassée, fondue ou rendue à l’état de matière première pour en créer de nouvelles ou recycler au sens strict.

Etendons la démarche au bâti, au déjà-là, pour que le réemploi porte aussi sur la matière grise qui la parcoure. S’agirait-il de l’âme des édifices ?

Le réemploi c’est tout à la fois comprendre la matière première du bâti, sa capacité de transformation et la stratification de ses usages.

Le bilan des masses bâties qui présentent un potentiel de réemploi « d’âme » est probablement bien supérieur à la somme des composants rapportés en réemploi conventionnel. 

Aborder la rénovation / extension suppose d’engager une démarche de retro ingénierie systématique. Dès lors, toute intervention sur l’existant doit se penser par l’appropriation, et par le lien – celui qui se créé entre la matière première existante, la pensée dont elle procède, la matière qui s’ajoute et celle que l’on retire aboutissant à établir le bilan sensible du projet.

Il s’agit d’être précis, juste, frugal et économe pour que l’amitié qui se noue entre la diversité du bâti existant et les interventions projetées se révèle dans une parfaite imbrication. Valoriser l’existant, construire peu, enlever si vraiment nécessaire, et surtout réemployer la matière autant que son âme au bénéfice du sens du projet !

En rénovation/réhabilitation – et de manière élargie quand on envisage des extensions – la première source de réemploi reste le bâti.

Comprendre ce sens profond du patrimoine (le mot est dit) c’est déjà penser le projet architectural.

– Texte publié dans l’exposition « et demain on fait quoi ? » au Pavillon de l’Arsenal en juin 2020

Le coffre à jouet

De la complexité du projet architectural

Le philosophe Peter Sloterdijk qualifie l’Humanité par une métaphore de l’écume, comme une somme de co-isolations, chaque point dans l’écume s’ouvrant à des visions régionales dans le limitrophe, mais sans permettre à chacun de ces points de disposer d’une vue d’ensemble. Cette Humanité, cette écume, est constituée par une accumulation de folies, de sphères individuelles agrégées, empreintes d’espoirs et de rêves miniatures, qui nous fascine parce qu’elle démontre malgré tout l’obstination à vivre ensemble. 

On en trouve une illustration, souvent des plus sombres, dans le livre Micro-fictions de Régis Jauffret. Alors même que les visions du romancier manifestent l’obsession d’une perception totalisante, il se produit sous nos yeux un étoilement en figures isolées. L’étrange sentiment de percevoir un tout décomposé — voire en décomposition — manifestant une vaine recherche de comprendre le tout par la collection et l’accumulation de trésors ordinaires. Pour prendre un autre exemple de la littérature contemporaine, citons l’écrivain Onuma Nemon qui, en saturant la langue de ses « Micro-récits de toutes les petites biographies prises par le milieu » manifeste, à sa manière, l’éclatement et l’indétermination des existences d’aujourd’hui dans une langue écrite comme un flot continu.

D’une manière comparable, les photographies de l’artiste britannique Sam Taylor Wood — « Five revolutionnary seconds » explorent, dans la continuité de la vue panoramique à 360°, l’isolement de figures humaines perdues dans une réalité conventionnelle. La narration se déroule dans la continuité d’une image produite par un dispositif qui fusionne, en une image, la durée du film et la simultanéité de l’instantané photographique. Les figures se rassemblent comme un chapelet dans une seule et même image qui révèle l’étrangeté de leurs coexistences. Ces photographies se présentent comme un film sans montage, en une seule image, un « still movie » – un film suspendu. 

Le cinéma expérimental a questionné la narration sans montage. Deux films emblématiques de Michael Snow illustrent cette exploration et permettent de développer plus loin notre réflexion. Le premier, « Wavelength » (1967), est un long travelling par le zoom — depuis un point de vue unique — qui commence sur une vue d’ensemble d’un atelier new-yorkais et qui se finit sur le détail d’une photographie de la mer, punaisée sur un mur. L’action se déroule dans la durée du zoom, par les bruits, les allées et venues de protagonistes, les références au film policier, les changements de couleurs et de lumières. Le second, « La Région Centrale » (1971) est un film monumental construit autour d’une camera dispositif automatisée — capable de tous les degrés de liberté possibles depuis un pied fixe. Chaque séquence de ce film est un long panoramique total qui parcourt l’immensité d’un paysage sauvage du Canada, dépourvu de la moindre trace de présence humaine. Une trame narrative émerge des mouvements de la caméra et opère une fusion « anthropocentrique » de la caméra et du spectateur. L’absence de montage dans les films de Snow est un des aspects qui retient notre attention, car au delà du dépassement de la pensée de nombreux architectes influencés par le cinéma, il exprime l’importance du dispositif (visuel) et son imbrication avec la trame narrative dans la formalisation de l’espace.

Nous pensons que l’architecture tient du dispositif narratif autant que visuel — et que sa particularité est de savoir nous faire coexister en un lieu continu (sans l’artifice du montage) — même si cette coexistence prend la forme de co-isolations ou de collections de folies individuelles.

Nous concevons l’architecture comme un dispositif producteur de narrations, de potentialités de fictions. Sans s’inscrire dans l’Histoire d’un élan positiviste moderniste, d’un méta-récit — ou une histoire dont l’architecture n’en serait que le décor, ces fictions sont de l’ordre d’instantanés — individuels ou collectifs — comme les fragments d’une installation ou d’un film expérimental.

Dans son dessin, son élaboration, son écriture, sa forme, le projet contient et anticipe des usages, des micro-fictions qui sont produites et fantasmées par l’architecte et la somme des intervenants démultipliés du projet, ses utilisateurs, ses riverains.

La narration est invoquée comme productrice de formes et d’espaces. Il ne s’agit pas d’une approche linguistique, par le langage ou par une résurgence sémiotique qui renierai la forme – bien au contraire.

Si on conçoit l’architecture comme un réservoir de micro-fictions, par un glissement en forme de métaphore, le projet peut être comparé à un coffre à jouets : il contient d’infinies possibilités de narrations (les micro-fictions). C’est à la fois, un contenant et la promesse d’une multiplicité d’histoires.

C’est aussi un réservoir de découvertes, des moments de grâce spatiales et formelles, de juxtapositions improbables d’inventions, d’instants de virtuosités. Une somme de surprises qui se rejoignent dans le fil ténu des micro-fictions qui parcourent le projet.

Il en résulte une architecture de la complexité, qui ne se laisse pas embrasser d’un seul regard – exigeante pour celui qui la parcoure.

Ce coffre contient non seulement toutes les hypothèses du projet (site, urbanisme, ensolleillement, commanditaire, usagers, état de la culture, etc.) mais aussi un cortège de références élargies. Le projet est toujours unique, contextuel et sur mesure.

Si la métaphore du coffre à jouets peut paraître ludique, elle exprime cependant de manière sensible et juste, l’ouverture et l’attention que nous portons à l’élaboration du projet.

L’architecture se comprend ainsi comme un dispositif — dans le sens où l’élaboration de son « programme » interne permet d’ouvrir une infinité de fictions possibles — de la même manière que l’appareil photographique contient dans son programme la possibilité de toutes les photographies qui seront jamais prises. La forme ne procède pas d’un style, mais de l’invention du dispositif.D’une certaine manière c’est le projet qui participe à la genèse de sa forme. Dispositif-programme et coffre à jouets manifestent la capacité du projet à être habité, à s’ouvrir à l’incertain et aux fictions futures. Si la question de l’espace semble éludée, c’est qu’elle se développe et s’insère dans l’invention du dispositif.

Faut-il accorder plus d’importance à l’image du projet ou aux promesses du coffre à jouets ?

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